A bientôt j’espère , film de Chris Marker
Analyse de séquence
Jf Debienne novembre 2008
A bientôt j’espère, est un documentaire genre cinéma direct tournéen 1967 : durée 44 mn 20 publié dans un coffret DVD (fiche technique en annexe)
synopsis
Film documentaire militant sur la condition ouvrière.
En mars 1967 à Besançon, une grève éclate aux établissements Rhodiaceta qui font partie d'une chaîne d'usines de textiles dépendant du trust Rhône-Poulenc. Cette grève a pris un aspect inhabituel par son refus de dissocier le plan culturel du plan social. Les revendications mises en avant ne concernaient plus seulement les salaires ou la sécurité de l'emploi, mais le mode de vie que la société imposait, impose à la classe ouvrière...
1. Analyse de Séquence : Chapitre 2 du dvd
de 15 mn à 39 mn 50 : Témoignages en leur domicile de 2 couples sur leur travail et conditions de vie à la Rhodia
- Décomposition du chapitre
Le dispositif d’interview est assez simple Mais ce n’est pas seulement des séquences d’interviews avec quelques plans extérieurs, il y a un montage, rythmé et dirigé par Chris Marker qui, même s’il est léger, joue avec plusieurs formes d’interventions son et image. On peut noter ainsi sur le plan du son : des sons d’ambiance d’interviews ; des bruits de chaîne de production, des sons extérieurs de tenue de meeting syndical, des interviews pris sans image, une voix off de C. Marker et une musique (discrète)
Sur le plan des images ; des images filmées en cinéma direct, des photos ( ou photogrammes ?), des images d’archives télé, des cartons au noir . on alterne zoom, panoramique latéral, gros plan, chanp contre champ
Les interveiws en appartement sont pris après la grève. Ils s’expriment donc sur des événements du passé.
Texte de Chris Marker lu en voix off dans les 20 premières minutes du film
« A Besançon, quelques jours avant Noël, devant la porte de l’usine Rhodiaceta, Georges Maurivard dit « Yoyo ». Il est ancien mécaniste et est venu apporter à l’heure de sortie de l’équipe des nouvelles de Lyon. Rhodiaceta, filiale du trust Rhône Poulenc, groupe quatorze mille ouvriers dans les usines de Lyon Vaize, Besançon, Saint-Font et Belle Etoile. Toutes se sentent menacés de chômage depuis que la direction a annoncé des suppressions d’emploi, conséquence inévitable, dit-elle du Marché Commun qui fait perdre à Rhône Poulenc le monopole de certains procédés de fabrication du textile artificiel. Parler de licenciements à la Rhodia, c’est donc donner un contenu précis à une menace encore vague. Dans le matin froid de cette veille de Noël, à la sortie d’une des quatre équipes qui se relaient jour et nuit pour maintenir en permanence le travail des filatures, un meeting s’improvise. Un petit groupe s’est rassemblé au milieu de la rue. Parmi ceux qui écoutent Yoyo, Georges Lièvremont, CGT, il n’y a pas longtemps encore ouvrier, mais que ses qualités de militant ont amené à des responsabilités plus larges dans le mouvement syndical. Il appartient à ce groupe de jeunes délégués plébiscités par leurs camarades au cours de la grande grève de 1967. C’est là que nous avions fait sa connaissance comme celle de Yoyo, alors tout jeune militant CFDT, qui pour la première fois montait sur un tonneau vide pour haranguer ses camarades.
Mars 1967, la « grande grève » dans le vocabulaire Rhodia. Grève originale par sa durée – un mois entier-, par sa forme – l’occupation d’usine, oubliée depuis 1936 – mais surtout par cette idée continuellement reprise que le déséquilibre lié aux conditions de travail se traduit par une déséquilibre de toute la vie que nulle augmentation de salaire ne suffirait à compenser et qu’il ne s’agit pas de négocier à la manière américaine son intégration dans une société dite du bien-être, dans une civilisation dite des loisirs, mais de remettre en question cette société, cette civilisation elle-même. Et les résultats tangibles de cette grève, ce ne sont pas les 3 ou 4% obtenus, c’est l’éducation d’une génération de jeunes ouvriers, qui ont découvert l’identité de leur condition, l’identité de leur lutte. On leur disait : « s’il n’y avait pas de patrons, qu’est ce que vous feriez ? » Et ils le croyaient. Ils ont pris conscience du syndicalisme. Georges Lièvrement a suivi le même itinéraire de la spontanéité à l’organisation. Une prime d’intéressement diminuée de moitié, une masse de licenciements qui se précise, tels sont les éléments nouveaux de cette fin d’année 1967 pour un ouvrier de la Rhodia. D’autres éléments apparaissent permanents. Par exemple ce travail en 4/8 dont il sera beaucoup parlé au cours de ce tournage et qui crée dans la vie des travailleurs en équipes des troubles qui vont bien au-delà de l’inconfort.
A la suite des licenciements de Lyon, un véritable meeting est organisé dans l’usine. Castella de la CFDT explique aux ouvriers un aspect nouveau du problème où les congédiements à motifs professionnels prennent l’aspect d’une véritable épuration syndicale. Après le meeting, les délégués prennent la température du mouvement. La réponse n’est pas très bonne. Beaucoup de raisons, entre autre le spectre des licenciements mais aussi l’absence d’une véritable unité syndicale, ont fait baisser la combativité. Les mots d’ordre sont révisés en conséquence. Le vendredi, deux jours avant Noël, le mouvement de grève annoncé à lieu. Pour les ouvriers des filatures, la consigne des syndicats est de rester à leur poste pour ne pas donner à la direction le prétexte à « lock-out » mais en faisant don de leur salaire aux licenciés de Lyon. Les autres sont incités à faire grève, y compris les mensuels des bureaux, les cadres, tous ceux que les grands mouvements de la base ont toujours moins concerné. Les ouvriers sont d’autant plus amers à leur égard que lorsque des suppressions d’emplois ont menacé les mensuels, eux de sont solidarisés.
Au micro, Yoyo Maurivard annonce que pour faire écouter aux mensuels qui vont sortir un appel à se joindre au mouvement, les grévistes doivent établir un barrage à la porte de l’usine.C’est fini. Les mensuels ont écouté l’appel des délégués mais pas un n’a suivi le mouvement. Même parmi les ouvriers, la participation a été irrégulière. Mais les grèves ne sont pas une suite de matchs revanche entre les patrons et les ouvriers dont les résultats se totalisent sur un tableau. Elles sont les étapes d’une lutte dont les victoires et défaites ne font que souligner l’existence. Yoyo et ses jeunes militants ne sont pas plus vaincus à Noël qu’ils n’étaient victorieux au printemps. Dans un cas comme dans l’autre, ils continuent d’apprendre. »
de 15’ à 16’04 plans à l’extérieur de l’usine (devant)
1er plan ; on voit une main en gros plan qui tient une feuille ( fiche de paie ?)
Des ouvriers discutent au sujet de leur fiche de paie.
Une voix, de l’interviewer, mais pas celle du cameramen ( sans doute Mario Marret ou Michel Desrois ?) intervient et pose une question, l’un des ouvriers lui répond tout en expliquant aux autres. Puis une autre voix, une voix off narrative intervient (celle de Chris Marker) qui explique le contacte de la grève et qui aborde la question du travail posté
de 16’04 à 19’31 plans en appartement
Echanges, dans un appartement, entre l’interviewer et un couple sur les conditions de vie qu’impose le travail posté. C’est d’abord l’homme qui parle, du travail posté, , il y a des gros plans sur les visages, l’homme, sa femme, puis des plans plus large ou l’on voit le couple .L’homme, l’ouvrier tutoie l’interviewer qui est à coté du cameraman. Ainsi l’interviewer ne parle pas face à la caméra, on le voit presque de profil
Parfois la voix de l’homme est en hors champ
L’homme parle aussi de sa femme, la caméra la regarde, silencieuse
La femme n’intervient qu’à 19’31
A 20’15, il y a un long silence après un échange avec la femme
A 21’17, il y a des plans de cheminée d’usine , ( la Rhodia sans doute), avec une musique plutôt contemporaines qui évoque des bruits de machine qu’on retrouve souvent sur des plans similaires qui servent de pause
La musique incite à la réflexion
A 21’27, il y a des voix off (issues d’une réunion ?) qui parlent de geste de travail sur des images (d’archives ?) de chaîne de fabrication, certaines images illustrent les propos
de 23’50. à 29’40 autre interview d’un ouvrier chez lui ( dans sa cuisine)
Il parle des gestes du travail, qu’il refait devant la caméra, son propos est éclairé de plans figuratifs d’une chaîne de fabrication de textile
A 23’57, on revoit le deuxième couple chez eux ; il y a un dialogue avec l’interviewer, Il parle de leurs conditions de vie chez eux. on voit parfois sa femme à ses cotés qui écoute ou qui intervient
Il y a parfois des plans de l’usine avec ses cheminées qui fument. gros plans sur les visages
A 28’30, il y a l’intervention d ’un autre ouvrier ( pris chez lui ?) face à la caméra qui parle de ses loisirs, le pêche.
A 29 10, retour vers le deuxième couple, l’homme parle aussi de la pêche
De 29’40 à 39’50 , poursuite de l’interview dans l’appartement avec une troisième personne
Cette troisième personne entre dans l’appartement, il est reçu par le couple, c’est un ami. il dit bonjour à l’interviewer.
Le dialogue s’enclenche entre cet homme et l’interviewer
A 30’20, insertion d’une archive TV. C’est un homme politique qui parle de la grève avec un journaliste
A 30’47, retour à l’appartement, l’homme déjeune, son ami intervient sur cet homme politique qui est venu à l’usine
A 31’24, retour sur l’homme politique
A 31’55, le débat continue dans l’appartement sur cet homme, on entend le bébé qui crie, la femme intervient
A 32’50, plans extérieurs de l’usine, il y a une réunion syndicale dehors, il y a une voix off qui explique la tension qui monte, parfois il y a un carton au noir avec des mots :
A 33’34, retour dans l’appartement discussion autour des licenciements, de heurts avec la police, insertion d’un carton au noir
A 36’09, retour sur le meeting devant l’usine, discussion autour de la mise en œuvre de la grève, voix off de l’auteur
37’41, retour dans l’appartement, poursuite de la discussion sur la raison de la grève
Les deux hommes s’apprêtent à partir, ils parlent de révolution
A 38’14, plan d’un mur de l’usine avec une musique rythmée
A 39’40 retour sur le couple
Les hommes partent et serrent la main au personnes, du tournage on se rend compte qu’il y a 4 personnes (cadreur, perchman, interviewer)
A 39’50, il ne reste plus que la femme, la caméra la regarde, elle regarde la caméra.
Il y a 84 plans dans cette séquence
note ; la femme ,Suzanne, dans le premier couple, sera le personnage principal (elle deviendra une responsable syndical de Yema) du film du groupe Medvekine « Classe de lutte ) 1968
2. L’intention du cinéaste
Ce film est une expérience filmique. Des cinéastes vont dans une usine filmer une grève avec une collaboration, (complicité ?) étroite des personnes filmées, des ouvriers. (groupe Medvekine)
Il y a un parti pris très net dans ce film : montrer les situations de luttes ouvrières dans les usines. On ne trouve donc dans ce film que l’expression des ouvriers (et parfois leur femme) dans ce film. C’est en ce sens un film militant
Ce film a été fait pour témoigner (envers Paris, envers la France via la télé) sur les conditions de travail et des revendications des ouvriers de Rhodiaceta . Mais il a été fait aussi pour les ouvriers et la première projection publique sera faite avec eux.
C’est de cette expérience et des critiques formulées après cette première projection (voir fiche du film plus loin) qu’est née l’idée d’apprendre le cinéma dans cette usine et d’initier les groupes Medvekine.
Ce n’est, bien sûr, pas un film esthétique, même s’il y a une certaine qualité d’image et de plans , et sa narration est assez simple, renforcée par la voix off de Chris Marker
C’est le contenu des paroles qui fait la force du film. Contenu que l’on découvre au travers le témoignage de deux couples qui font un peu le cœur du film.
Chris Marker a plutôt choisi de filmer les ouvriers à l’extérieur, devant l’usine, dans leur foyer, parfois dans une réunion ou dans un meeting plutôt que dans leur usine, sur leur lieu de travail, sur la chaîne de production ( autorisation de filmer ?).
Mais c’est aussi, même si celui-ci est, dans ce film, assez léger, le montage. Chris Marker est aussi, comme Jean Luc Godard et Sergei Eisenstein, dans d’autres genres de film, un cinéaste monteur Il croit à la force du montage dans son rôle de créer du rythme, d’éveiller les sens et de faire comprendre. Il s’orientera de plus en plus dans les années 80 vers des films de montage vidéo
Ce film, malgré son âge demeure aujourd’hui, par son sujet, complètement d’actualité.
3. La place faite au spectateur
Le spectateur est ici, non seulement confronté à une situation filmée en réel (une grève, des témoignages d’ouvriers) mais est amené à débattre, formuler une opinion avec les autre spectateurs. Ce n’est pas un film qui se regarde comme ça, inséré dans un quotidien du spectateur d’avant et d’après le film.
Et pour l’aider à formuler son opinion, tous les éléments et formes d’expression sont réunis et présentés dans un montage assez didactique, exemple : quand les ouvriers parlent de leurs conditions de travail, certaines images des chaînes de production textile sont insérés dans l’échange
Dans la séquence étudiée , la principale du film, on voit deux couples s’exprimer, non pas face à la caméra mais dans un dispositif d’échange avec l’interviewer. Une très large place est faite à cette séquence, à ces expressions : 24mn sur 44mn . Certains plans durent plus de 3mn.
Le spectateur est témoin de ces échanges et entre petit à petit dans la compréhension de leur quotidien et entre comme un acteur (spectateur) dans cette cuisine où se déroule ce dialogue
Ainsi quand, à la 16ème mn du film, le 1er couple intervient pour décrire le travail posté, quand l’homme s’adresse à l’interviewer, qu’il semble connaître , » … je travaille en 4X8, la semaine comporte 7 jours, je vais prendre cette semaine, tu comprendras mieux « ce n’est pas seulement à lui qu’il s’adresse , c’est aux spectateurs dans la salle ou aux téléspectateurs devant la télé à qui il explique, même s’il en a pas encore conscience en temps réel. Le « tu », c’est le « nous «
Mais voir et comprendre le monde ouvrier ne fait pas du spectateur un ouvrier, comme un spectateur d’un crime ne devient pas un criminel (sinon il ne serait plus justement Spectateur) pour reprendre la remarque de Marie José Mondzain, ce n’est pas ici le but recherché par Chris Marker
Ou encore, quand à la 21ème mn et à la 24ème mn, avec la séquence du 2ème couple, l’homme refait les gestes de son travail quotidien, probablement avec la même précision, même s’il n’ y a pas de bobine de fil, probablement avec le même timing, ajoutant, »on a qu’une minute «, ce n’est pas seulement lui que nous regardons, mais nous l’imaginons parfaitement sur sa chaîne de production et nous partageons ces moindres secondes.
Cette séquence est d’ailleurs entrecoupée d’une autre paroles ‘un ouvrier que nous ne votons pas, les images qui sont « collés à ce propos semblent être des images d’archive. Pourtant nous voyons presque cet ouvrier qui parle.
C’est comme si nous avions un bandeau, sur les yeux et que nous puissions voir les yeux fermés, voir de l’intérieur (propos de Hannah Arendt sur la relation du spectateur à l’œuvre
Mais ici, il y a aussi une relation au temps, comme le suggère G. D. Huberman (« Mettre le temps au centre de toute pensée de l’image : nous sommes devant l’image comme devant du temps – car dans l’image c’est bien du temps qui nous regarde. « ), nous ne regardons pas seulement avec les yeux, pas seulement avec notre regard. Voir rime avec savoir, ce qui nous suggère que l’œil sauvage n’existe pas, et que nous embrassons aussi les images avec des mots, avec des procédures de connaissance, avec des catégories de pensée.
Il nous précise même (dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde) : ce que nous voyons ne vaut – ne vit – que par ce qui nous regarde. Mais si cela est vrai, comment alors penser les conditions esthétiques, épistémiques, voire éthiques, d’une telle proposition ?
D’un côté, nous avons l’homme (le spectateur) de la vision croyante, celui qui fait sienne, peu ou prou, la parole de l’évangéliste devant le tombeau vide du Christ : “ Il vit, et il crut ”. D’un autre côté, l’homme de la vision tautologique, qui prétend assurer son regard dans une certitude close, apparemment sans faille et confinant au cynisme : “ Ce que vous voyez, c’est ce que vous voyez ” comme disait le peintre Frank Stella dans les années soixante, pour justifier une attitude esthétique qualifiée de “minimaliste”.
Si la plupart de ces remarques, voire concepts philosophiques concernent le cinéma en général, ils s’appliquent tout à fait au documentaire. Un documentaire créé pour être vu par des spectateurs.
Yann le Masson ( documentariste et réalisateur de Kashima Paradise) nous rappelle aussi que le documentaire ( et en l’occurrence le documentaire militant pour son film ) est aussi du cinéma : « le spectateur sera aussi plongé dans l’obscurité de la salle et la promiscuité d’une assemblée hallucinée deviendra un être projeté de toute sa subjectivité dans l’écran, s’identifiant aux personnages du film (personnes) et croyant à la réalité de ce qu’il absorbe du regard transporté par la force et la beauté du spectacle « .
Edgar Morin appelle cela la projection identification (phénomène d’aspiration ou d’hallucination, l’hallucination naissante de Bergson, dans l’écran) ou encore participation affective
Edgar Morin compare l'état psychologique d'un ciné-spectateur à l'état d'esprit du primitif et de l'enfant. Devant l'écran, dans la salle de cinéma, calés dans nos sièges, nous abandonnons nos méthodes intellectuelles de perception du monde pour retourner à une perception émotive des images, des sons et des sensations que nous acceptons comme réels, tout en n'ignorant rien de leur caractère tout à fait illusoire. Au cinéma nous savons que nous rêvons, nous nous laissons rêver voluptueusement, abdiquant notre volonté et notre activité au profit d'une torpeur pleine de sensations. Le spectateur de cinéma est passif, il ne peut rien faire pour influencer de quelque façon que ce soit ce qui se passe sur l'écran. Et cette passivité est nécessaire au processus de projection identification qui fonde le plaisir filmique. Ce processus fait en sorte que tout ce qui se passe à l'écran devient pour nous une réalité intérieure et que nous objectivons cette réalité. L'écran occupe toute la place en nous et hors de nous et nous ressentons d'autant plus fortement les émotions suggérées par le film que nous sommes immobiles, inactifs, presque endormis, prêts à rêver.
Un processus qui vise à nous procurer des chocs émotionnels
Walter Benjamin nous parle d’ailleurs, dans son livre l’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1938) d’effet de choc : « la réception par la distraction, de plus en plus sensible aujourd’hui dans tous les domaines de l’art et symptôme elle-même d’importantes mutations de la perception a trouvé sa place centrale au cinéma «
C’est peut être pourquoi nous avons l’impression d’être en accord, malgré l’échec de ce que nous venons de voir, (la grever), avec ce que dit que, lors des 30 densimètres secondes du film, un des ouvriers qui s’adresse avec le sourire, mais aussi avec conviction par delà la caméra, aux patrons ; «on vous aura, c’est la force des choses, c’est la nature et a bientôt, j’espère «
4. Le groupe Medvekine-le contexte
Besançon, années soixante, ça bouge dans usines de montres, mais aussi à Rhodiaceta . Dans les revendications ouvrières, il n’y a pas que des revendications salariales ou à propos des conditions de travail. Les ouvriers revendiquent aussi la culture, par exemple l’idée que ce serait bien d’avoir une bibliothèque à l’usine. Ils l’obtiennent à force de grève : une bibliothèque dans l’usine ouverte 24h/24 avec un ouvrier, un nommé Paul Cèbe, qui est là quasiment jour et nuit. Les ouvriers sortent de leurs 8 ou 9 heures de travail dans des conditions et après, au lieu de rentrer tout de suite chez eux, ils vont à la bibliothèque, prendre un livre ou parler du livre qu’ils ont lu.
Bibliothécaire ami de Marker, bibliothécaire membre d’une association d’éducation populaire, le Centre culturel Palente-Orchamps (le CCPPO) , féru de cinéma, qui persuade les ouvriers de se mettre aussi en grève pour obtenir un ciné-club dans l’usine, dans la cour de l’usine, une séance par semaine. Des séances au cours desquelles viennent présenter leurs films, des gens comme Agnès Varda, Jean-Luc Godard, Joris Ivens, Chris Marker. Alors, du coup, des liens se créent et à un moment donné, une grève plus longue que les autres (1967, décembre) pousse ces ouvriers en question à s’emparer de cet outil culturel, le cinéma, qui leur sert à être un peu plus à égalité avec le patron lorsqu’ils auraient à négocier avec lui.
« Maîtrisons le langage », est leur mot d’ordre, « Bénéficions nous aussi de la culture mais comme outil, comme arme. » En décembre 67 donc, une grève survient dont on parle peu alors qu’elle est la plus importante depuis 1936. Ces ouvriers demandent alors à Marker de venir les aider. Le cinéaste débarque et prend des notes pour écrire un très long texte dans le « Nouvel Observateur », qui s’appelle « Les mutinés de la Rhodia ». Il revient ensuite encore mais cette fois avec son équipe : Antoine Bonfanti (un des meilleurs ingénieurs son), Jacques Loiseleux (qui deviendra l’opérateur de Maurice Pialat).
Évidemment ils ne viennent pas les mains vides et réalisent un film sur une de ces grèves. Ce film est très connu, il s’appelle À bientôt j’espère, document historique du cinéma militant, une grande date, un des grands films de Marker. Chris Marker vient leur montrer ce film en première mondiale. Il passera en fait la soirée à se faire engueuler par les ouvriers ( voir La Charnière, film sans images avec le son de la soirée). Dans cette conversation, on entend des phrases bizarres d’un ouvrier engueulant Marker, il n’y a pas d’autres mots, en disant « vous nous avez filmés comme des pingouins, on dirait un film touristique, on dirait un film exotique, vous nous avez filmé comme un bourgeois. » (...)
C’est au lendemain de A bientôt j’espère qu’est née l’idée des Groupes Medvedkine
Chris Marker avait vu un film de Medvekine (le bonheur) en 1961 à la Cinémathèque de Bruwelles, il l’a rencontré ensuite en 1967 à Leipzig. Une amitié naît entre ces deux hommes Mais qu'étaient au juste les Groupes Medvedkine? Une poignée de réalisateurs, de techniciens et quelques dizaines d’ouvriers des usines Rhodiaceta de Besançon
et Peugeot de Sochaux qui, comme l’écrit le cinéaste Bruno Muel, « ont décidé à cette époque-là qui n’est justement pas n’importe laquelle, de consacrer du temps, de la réflexion et du travail à faire des films ensemble ». Ils tournèrent Classe de lutte"(1968), Nouvelle société n°5, 6 et 7 (1969-70) et d’autres films à Sochaux Wenk-end à Sochaux (1971), Avec le sang des autres (1974) puis Rhodia 4x8, Images de la Nouvelle Société, Le Traineau-Échelle, Sochaux 11 juin 1968, Les 3/4 de la vie, Lettre à mon ami Pol Cèbe, Septembre chilien, Week-end à Sochaux.
Ces films ? des insurrections contre l’immobilité, des rêves accomplis d’une rencontre entre ouvriers et intellectuels, circulations Paris-province-province-Paris, valeurs d’échange opposées aux échanges ordinaires de la valeur marchande, retours de la caméra à l’usine après des années d’absence (depuis 1936 ?), incarnation d’une croyance en la puissance du cinéma, en son pouvoir de changer le monde, au moins les images du monde, images critiques et critiques d’images.
Idée (ou utopie) que le cinéma n’est pas toujours en retard sur l’événement et qu’il peut parfois, comme les locomotives des frères Lumière ou le ciné-train de Medvedkine justement, arriver à l’heure et même, exceptionnellement, en avance.
Il fallait en finir avec le regard de l’ethnologue, de l’entomologiste ou du Parisien et apprendre à l’objet/sujet à s’approprier les outils de sa représentation : caméra, magnétophone, montage, projection. Moment, si rare, où l’outil-cinéma se « déconcentre », où la machine-cinéma sert d’autres intérêts, où le métier-cinéma se « déprofessionnalise », où l’art-cinéma secoue son économie. En somme, un temps volé où le cinéma se conduit sans permis, mains libres. Et quand la norme reprend son droit par la force, il reste alors, comme en dépôt, la trace de l’idée : des films faits par d’autres, des films faits autrement.
La sortie du dvd du Groupe Medvedkine édité par Editions Montparnasse et Iskra est sortie en septembre 2005.
5. Fiche technique du film et synospsis
Année ; 1967
Tournages mars et décembre 1967
Durée : 43 mn
Format : 16 mm - noir et blanc
Réalisateurs ; Chris Marker, Mario Marret
Image : Pierre Lhomme
Son : Michel Desrois
Voix Chris Marker
Montage : Carlos de los llanos
Production : Slon, Iskra
Distribution : Iskra
Diffusions : caméra III, 2éme chaîne de l’ORTF, mars 1968
En décembre 1967, une partie du personnel de l’usine Rhodiaceta de Besançon cesse le travail par solidarité avec les quatre vingt-douze salariés licenciés par la filiale Lyonnaise. Pour les ouvriers, la grève s’avère délicate et risquée. Elle est l’occasion de questionner une jeune génération qui a découvert l’action syndicale quelques mois plus tôt, au cours de la « grande grève » de l’hiver 1967. Georges Maurivard et Georges Lièvremont témoignent de l’héritage coupable qui leur a été transmis (« sans les patrons, que feriez-vous ? ») et des leçons qu’ils ont eu à tirer de leur expérience militante (« de la spontanéité à l’organisation »). Leurs interventions sont entrecoupées par des images de meetings et de réunion. Interrogé chez lui en présence de son épouse Suzanne, Claude ZEDET, militant de la CFDT, dénonce la répression syndicale à laquelle se livre la direction, raconte les cadences infernales et leurs incidences sur la vie de famille. Le mot de fin lui revient : « Je veux dire aussi aux patrons qu’on les aura, c’est sûr, parce qu’il y a cette solidarité et qu’eux ne savent pas ce que c’est…On vous aura. On ne vous en veut pas…à ceux qui se prennent pour des patrons et qui n’en sont pas, mais ceux qui détiennent le capital, on vous aura, c’est la force des choses, c’est la nature…Et à bientôt j’espère. »
A noter
Le film ne peut se voir sans le complément intitulé « la charnière « (durée 12mn24) qui est l’enregistrement sonore (sans image) du débat qui a suivi la première projection avec les ouvriers de la Rhodia à Besançon, le 27 mai 1968 (les ouvriers le trouvent triste et romantique)
Problèmes avec la censure
Le 9 mai 1969, le film A bientôt j’espère est présenté à la Commission de contrôle du CNC à la demande de la société de production et de distribution « Plein Feux » (Gilles Katz). Le 24 juin, à l’issue d’une première projection, la sous-commission demande le renvoi du film en plénière «en raison du caractère subversif de certains propos ». Le représentant du ministère de l’intérieur réclame « la coupe des passages relatifs aux flics » qui se seraient livrés à des violences sur les ouvriers et au commissaire qui aurait giflé une ouvrière ». Un an après Mai 68, les réactions des membres de la commission ont de quoi surprendre, d’autant que le film a déjà été diffusé à la télévision. Dans un rapport de deux pages dactylographiées on peut lire : « ce film se voudrait un document vérité. Il n’est ni fait ni à faire et aussi désobligeant pour la classe ouvrière que pour le patronat. On croit comprendre qu’il voudrait faire l’apologie du syndicalisme mais, il montre, en fait de syndicalistes, qu’un jeune meneur content de soi mais guère malin. Le reportage sur la vie des ouvriers est assez lamentable. Certains ouvriers interrogés se plaignent des cadences de travail et des horaires, mais le film ne montre aucun document convaincant. Un brave homme dit quelques banalités à ce sujet et sa femme, complètement muette, lui lance des regards éloquents…Un peu plus tard, on interroge un autre ouvrier sur sa vie quotidienne. Il se trouve dans sa cuisine où sa femme s’affaire. Cuisine moderne, remplie d’appareils ménagers flambant neuf et une bonne partie de la conversation porte sur le différend qui oppose l’ouvrier à sa femme au sujet de l’achat d’une voiture…Le jeune meneur dit quelques naïvetés telles que « abandonner le prix d’une journée de travail pour des camarades licenciés, c’est pas de la culture çà ? ». En résumé, personne ne dit rien d’intéressant et le film montre une classe ouvrière vivant confortablement et sans enthousiasme un jeune meneur pas très malin. Celle-ci a le mot de la fin. « Le patronat on l’aura…A bientôt j’espère ». La direction de Rhodiaceta a prêté obligeamment son concours à ce navet – c’est un cadeau empoisonné – et je pense que la projection du film n’est pas du tout souhaitable » (Compte-rendu de G-V Letondot, représentant du ministère de l’Intérieur – dossier de la commission de contrôle cinématographique, archives du Centre National de la Cinématographie). Le 31 juillet 1969, une seconde projection est organisée, au terme de laquelle la commission plénière autorise le film à une diffusion non commerciale sans restrictions.
6. Filmographie de Chris Marker
En 1963, Roger Tailleur ( critique de cinéma, revue positif) disait de Chris Marker, qui réalisait des films depuis 10 ans : « C'est simple, Chris Marker est un écrivain chasseur d'images, un voyageur méditatif, un citoyen du monde qui s'exprime en français, un humaniste membre de la SPCA, un documentariste musical, un idéaliste dialectique».
40 ans après, on peut ajouter qu'il est aussi un vidéaste ironique, un bricoleur technologique, un navigateur du web et un rédacteur de blogs cinglants. À 69 ans il a réalisé un vidéoclip musical ; à 74 ans, il a monté une installation vidéo ; à 76, il a terminé un cd-rom … Marker et son œuvre échappent aux catalogages et aux efforts de classification.
Il y a , dans son importante filmographie, des films épistolaires, écrits depuis les terres qui ont passionné ce voyageur-écrivain à la caméra (Si j'avais quatre dromadaires, Junkopia, Sans soleil, Berliner ballade) ; des collages photographiques en mouvement (La jetée, Souvenir d'un avenir) ; des portraits d'amis (La solitude du chanteur de fond, Le tombeau d'Alexandre, Une journée d'Andreï Arsenevitch) ; une encyclopédie audiovisuelle (L'héritage de la chouette) ; un canular (L'ambassade) et un récit d'anticipation (2084) ; des essais sur l'état du monde (Les statues meurent aussi, Le joli mai, Loin du Viêt-nam, Le fond de l'air est rouge) ; des mémoriaux de guerre (Level five, Casque bleu) et un lieu de parole pour les résistants de divers lieux et moments de l'histoire de notre siècle (À bientôt, j'espère, La sixième face du Pentagone, Les 20 heures dans les camps).
Si ses films, pour la plupart des documentaires, sont souvent politiques, ils ne sont jamais didactiques : Marker, grand monteur de paroles et d'images, se livre à une pratique (tourner des plans, écrire des textes, trouver des fragments de pellicule, assembler et faire s'entrechoquer une image avec une autre, une image avec un commentaire) où il connaît par expérience ce qu'il nous montre. Son cinéma est fondé sur l'expérience vécue : multiforme, dictée par les choix de sa personnalité, ses intérêts et ses sentiments. C'est cette expérience qu'il cherche à transformer en film. Et c'est éventuellement à ce niveau-là que l’on peut apprendre, comprendre avec lui le trauma des guerres, la crise algérienne, vue depuis Paris, la guerre du Viêt-nam, depuis Washington, les batailles oubliées de la Deuxième guerre mondiale, les révolutions qui ont traversé le monde des années 60 et 70, les revendications des ouvriers en 68, le désarroi des Casques bleus en ex-Yougoslavie, mais aussi les impasses d'un cinéaste qui ne sait plus quoi filmer (Sans soleil) et celles d'un autre qui ne peut pas filmer ce qu'il sait (Le tombeau d'Alexandre).
(hors travaux vidéo et collaborations techniques)
Olympia 52 (1952), 82 min
Les Statues meurent aussi (1953), 30 min, coréalisé avec Alain Resnais,
Nuit et brouillard (1955), 32 min, assistant d'Alain Resnais,
Dimanche à Pékin (1956), 22 min
Lettre de Sibérie (1957), 62 min
Les Astronautes (1959), 15 min, coréalisé avec Walerian Borowczyk
Description d'un combat (1960), 60 min
¡Cuba Sí! (1961), 52 min
La Jetée (1962), 28 min,
Le Joli mai (1963), 165 min
Le Mystère Koumiko (1965), 54 min
Si j'avais quatre dromadaires (1966), 49 min
Loin du Viêt Nam (1967), 115 min, film collectif.
Rhodiacéta (1967),
A bientôt, j'espère (1968), 55 min, coréalisé avec Mario Marret,
La Sixième face du pentagone (1968), 28 min, coréalisé avec François Reichenbach
Cinétracts (1968)
On vous parle du Brésil (1969), 20 min
Jour de tournage (1969), 11 min
Classe de lutte (1969),
Les Mots ont un sens (1970), 20 min
Carlos Marighella (1970), 17 min
La Bataille des dix millions (1971), 58 min
Le Train en marche (1971), 32 min
On vous parle de Prague : le deuxième procès d'Artur London (1971)
Vive la baleine (1972), 30 min
L'Ambassade (1973), 20 min
Puisqu’on vous dit que c’est possible (1974) 47mn
La Solitude du chanteur de fond (1974), 60 min (sur Yves Montand)
Le Fond de l'air est rouge (1977), 240 min (remonté en 1993 et diminué à 180 min)
Junkiopa (1981), 6 min
Sans Soleil (1983), 100 min,
2084 (1984), 10 min
From Chris to Christo (1985)
A.K. (1985), 71 min (sur Akira Kurosawa),
Mémoires pour Simone (1986), 61 min, également intitulé Hommage à Simone Signoret
L'Héritage de la chouette (1989), 13 épisodes de 26 min
Berliner ballade (1990), 25 min
Le Tombeau d'Alexandre (1992), 120 min
Le Facteur sonne toujours cheval (1992)
Le 20 heures dans les camps (1993)
Casque bleu (1995), 26 min
Level Five (1997), 110 min
Éclipse (1999)
Une journée d'Andrei Arsenevitch (1999), 55 min (sur Andrei Tarkovsky)
Le Souvenir d'un avenir (2001)
Chats perchés (2004) (DVD) Lien vers une critique du film, qui en dresse l'analyse intégrale
7. Ouvrages et articles sur Chris Marker
Ouvrages
• A propos du CD-ROM "Immemory" de Chris Marker ; Laurent Roth ; Raymond Bellour.- Paris : Yves Gevaert :ed Centre Georges Pompidou, 1997
• Chris Marker : Pesaro, 14-22 giugno 1996.- Roma : Dino Audino Ed., 1996
• Chris Marker ; Bamchade Pouvali; les petits cahers ; ed les chaiers du cinema , 2003
• Chris Marker, écrivain multimédia ou votage à travers les médias ; Guy Gauthier ; ed l’Harmattan, 2001
Périodiques
• CinemAction, n° 72, 1994, les conceptions du montage
• CinemAction, n°119, 2004, le cinéma militant reprend du travail ; chapitre « de Slon à Iskra « par Guy Gauthier
• Images le monde, N°3,,2002, groupes Medevekine : libres et sans maitre
• Positif, n° 433, mars 1997 p 76-101
• Sight and Sound, vol. 4 n° 2, printemps 1973
• Sight and Sound, vol. 4 n° 7, juillet 1994
• Vertigo, n° 7, automne 1997
• Le documentaire un autre cinéma ; Gauthier Guy ; Editions Nathan, Paris, ,1995 [chapitres intitulés « La vie en direct » et « La vie en mémoire »].
• Anatole Dauman : Souvenir-Ecran ; Gerber Jacques ; ed Centre Georges Pompidou, Paris, 1989 [chapitre intitulé « Trois flandrins qui ébranlèrent le temple : Jean Rouch, Chris Marker, Jean-Luc Godard »].